Chez Nounouss

 

L'écrin · 2012-04-16

« Nous pouvons prendre vos bagages Monsieur ?
— Oui, merci, je vais juste garder celui-ci avec moi. »
Enserrant le long étui contre lui il regardait, non sans admiration et avec un soupçon d’appréhension, la silhouette imposante de l’immense vaisseau qui se détachait sur la clarté crépusculaire. Supporterait-elle bien le voyage ? La question battait aux portes de sa lucidité qui se confinait de plus en plus dans ses quartiers, un peu plus profondément à chaque instant passé en sa compagnie.
La fatigue des derniers jours s’était accumulée et il avait hâte de s’en défaire dans le confort de sa cabine. Il serait temps alors de prendre un peu de recul sur les récents rebondissements. Rassasié et reposé, il pourrait envisager l’avenir l’esprit libéré et même se projeter un peu.
Il s’engagea sur la passerelle laissant derrière lui tout ce qui avait été sa vie.

Une trentaine de pas.

Il en avait évalué le compte ayant réalisé qu’à chacun correspondrait une année passée
sur l’île.

Sa prise de poste et l’installation dans le bureau.
Les habitants de Rockland, Suzy.
Suzy.
La mort de ses parents restés sur le continent.
Les vacances inoubliables.
Les projets d’union.
La rupture.
La visite de son frère Émile et leur dispute irréversible.
La tournée de l’orchestre slave.
La maladie.
Le déménagement.
Sa nouvelle affectation.
L’incendie.
Le début du chantier.
L’orgueil blessé.

Il se figea, au milieu de la passerelle. On le bouscula un peu en maugréant pour dépasser ce voyageur qui semblait bien indécis. Il resserra son étreinte sur le coffret et emboîta le pas à son passé.

Le retour d’Émile et leur deuxième dispute irréversible.
La fin du chantier.
La librairie nouvelle et la nouvelle libraire.
Le leurre de la passion, la réalité de la blessure.
L’amertume dissipée.
Le débarquement de Frantz.
Fantômes et réconciliation.
Le deuxième chantier.
La découverte.
Les recherches et l’isolement.
La désertion du chantier.
La mort de Frantz.
L’aliénation.
La deuxième mort de Frantz.

Le terme de la passerelle.

Et ce dernier pas qui ne passait pas, une boule au travers de la gorge, un chagrin retenu. Il du réprimer l’envie de revenir sur ses pas pour influer sur le cours de sa vie. L’écrin contre sa poitrine… Dans sa tête elle hurlait que c’était possible qu’il suffisait de…
Retourner sur la falaise et voir encore le vent dans les cheveux de Suzy, l’odeur des lys du jardin, le corps de Sasha contre le sien, parcourir les ouvrages de sa bibliothèque, retrouver Frantz pour le tuer et le tuer encore, autant que nécessaire, assister à la dernière de l’orchestre, plusieurs fois…
Les sirènes du passé lui vrillaient les tympans « Monsieur, veuillez vous éloigner du bord s’il vous plait, nous n’allons pas tarder à lever l’ancre. »
Avant qu’il ait réalisé on l’avait gentiment pris par l’épaule puis guidé comme un petit enfant, il s’attendait presque à ce que la voix dans les hauts parleurs du pont lancent un appel pour que ses parents viennent le chercher. Il se sentait spolié. On venait de le priver de la tentation de revivre sa vie, soustrait à ses souvenirs, livré aux regrets. Il allait pour protester mais fut coupé dans son élan par le sourire désarmant d’une hôtesse qui se proposait de le conduire à sa cabine.

Amputé de son passé, abasourdi par le bruit et ivre du tangage des manœuvres, il se laissa mener, sans résistance ni conviction.

 

Commentaire

Bravo, Rémi. J’aime beaucoup les ruptures de Texte avec les énumérations.

Marc Andriot • 17 avril, 07:17

 

encore un très bel écrit !!! merci ! encore ….

anne • 17 avril, 09:13

 

Commentaires fermés pour cet article

 

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